La frontière franco-espagnole. Enjeux politiques, diplomatiques et militaires de part et d’autre des Pyrénées (1815-1940)

Introduction

La prégnance des guerres franco-allemandes (1870-71 ; 1914-1918 ; 1939-1945) et de leur cadre géographique (le nord et l’est du pays) dans la mémoire collective française ont conduit à un oubli relatif des autres frontières, notamment avec l’Italie et l’Espagne. S’il est vrai que les grands chocs militaires ont eu lieu dans la Meuse, la Marne, en Alsace ou en Lorraine, cela ne signifie pourtant pas que rien ne s’est passé ailleurs. Ainsi, l’attaque italienne de juin 1940 dans les Alpes, dont il sera question une autre fois, est une réalité encore bien vivace dans la mémoire locale. Par ailleurs, l’arrivée de 500.000 réfugiés fuyant le franquisme triomphant en 1939 en est une autre, majeure et de mieux en mieux connue.

De plus, nos devanciers ne pouvaient pas connaître la fin de l’histoire tels que nous. Nous replacer dans un contexte passé permet aussi de mesurer la crainte de ce qui aurait pu se passer, crainte qui a donné des décisions, elles bien réelles. On pense notamment à la fortification des Alpes et des Pyrénées au XIXe siècle par peur d’une invasion, ou l’envoi du maréchal Pétain à Madrid comme ambassadeur entre mars 1939 et mai 1940, dans l’espoir que son prestige retienne Franco d’attaquer la France. C’est ce qu’on se propose aujourd’hui de vulgariser en revenant sur une dyade souvent peu étudiée en dehors des publications universitaires ou de groupes concernés par les événements, comme les descendants des réfugiés espagnols restés en France. Si le propos se concentrera sur la frontière franco-espagnole entre 1936 et 1940, on l’élargira au préalable à un long XIXe siècle d’incertitudes mais aussi de menaces bien tangibles, qui font de cette limite entre les deux États un espace intéressant à évoquer. L’article évoquera essentiellement les aspects politiques, diplomatiques et militaires, mais convoquera aussi des éléments plus économiques et même religieux, de manière à éclairer les faits décrits.

I) Une frontière secondaire ?

On prendra tout d’abord soin de rappeler que, durant des siècles, le principal ennemi de la France n’est pas l’Angleterre (puis Royaume-Uni), ou l’Allemagne, qui n’existe pas en tant qu’État avant 1870. Il s’agit au contraire de la maison de Habsbourg, au moins jusqu’à l’arrivée sur le trône espagnol d’un roi d’origine française (le petit-fils de Louis XIV) et jusqu’à l’alliance avec Vienne sous Louis XV. Dans ces conditions, si de nombreux combats ont bel et bien lieu en Allemagne ou dans les Flandres (possessions de la branche d’Autriche et leurs alliés), beaucoup d’opérations militaires concernent aussi l’Espagne. La frontière a été récemment fixée entre les deux pays (traité des Pyrénées de 1659) et Madrid chassée du versant français (perte de la Cerdagne et du Roussillon). Les guerres successives du roi soleil voient certaines régions comme la Catalogne être ainsi particulièrement concernées par les combats et les ambitions françaises. Ainsi l’œuvre de Vauban concerne aussi cette frontière mouvementée, ce qu’on a tendance à oublier.

A) Un long XIXe siècle d’incertitudes

En revanche, à l’issue de la guerre de succession d’Espagne (1701-1714), les Bourbons arrivent sur le trône espagnol, ce qui conduit à une longue et réelle accalmie, même si les tensions perdurent entre les deux royaumes, malgré un rapprochement familial. Toutefois, avec la Révolution et l’Empire, les opérations militaires reprennent. France et Espagne sont engagées dans une série de conflits qui dépassent le cadre de cette étude, mais qui ont été présentés ailleurs. Le point culminant est bien entendu l’invasion de l’Espagne par la France sous l’Empire. Elle conduit à une grande importance de la frontière pendant quelques années, puisqu’elle est parcourue par des troupes, des diplomates, de l’intendance et autres unités logistiques. De plus, à la fin du régime, l’invasion ne vient pas que de l’est, l’armée britannique attaquant la France via l’Espagne et débouchant dans le sud-ouest, ce qu’a rappelé récemment Jacques-Olivier Boudon.

Par suite de ces événements guerriers de première importance, s’ouvre, avec la Restauration bourbonnienne en France, une période plus calme. Toutefois, c’est au tour de l’Espagne de s’enfoncer dans une série de crises dynastiques et autres guerres civiles, ce qui fait craindre de l’agitation côté français. Au-delà de l’intervention de 1823, qui culmine avec la victoire de Trocadéro, la peur d’une invasion ne disparaît pas non plus tout à fait, même si, peu à peu, les équilibres géopolitiques se déplacent vers l’est, surtout à partir du Second Empire. Cela explique que la militarisation de la limite entre les deux pays se maintienne. Des ouvrages de Vauban sont modernisés, d’autres sont bâtis au cours du siècle, surtout aux extrémités des Pyrénées, vers la côte, voie d’invasion plus logique. Ainsi, au début du Second Empire, le futur général Séré de Rivières se fait remarquer dans la construction d’ouvrages dans la région. Par la suite, après 1870, devenu l’homme du système défensif qui porte son nom, il poursuit son travail avec quelques réalisations dans la région comme la défense de Port-Vendres. En outre, la partie centrale du massif pyrénéen n’est pas totalement oubliée, notamment sous la monarchie de Juillet, qui débute par exemple la construction du fort du Portalet. Néanmoins, toutes ces constructions n’atteignent pas le niveau de ce qui est bâti dans l’est, le Nord, et même les Alpes.

Le fort du Portalet, photo libre de droits (Wikipédia)

En parallèle, l’armée française prend le soin d’établir des relevés précis, de faire des cartes très détaillées des massifs, des vallées, des potentielles voies d’invasion. Au fil du siècle et des évolutions politiques et stratégiques, la vision, certes change. Le commandement passe d’une pensée où la défense de la France doit être, en cas de guerre, opérée, au-delà d’elle, c’est-à-dire en s’avançant en Espagne, à des préoccupations plus défensives. Toutefois, globalement, ce long XIXe siècle d’incertitudes se termine par un désintérêt pour la frontière franco-espagnole à mesure que 1914 s’approche. La faiblesse de l’armée des Bourbons est connue et il est clair que la menace vient de l’est. Notons quand même que sa surveillance ne disparaît jamais totalement. Ainsi, si l’on pense souvent aux Espagnols venus s’installer en France, on oublie que l’inverse a pu exister, notamment de la part de groupes devenus indésirables en France. Notons ainsi qu’à plusieurs reprises (années 1880, 1901-1914), des congrégations religieuses fortement gênées ou interdites sur le territoire français s’installent côté espagnol, ce qui reste observé de plus ou moins loin suivant les années.

B) La Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres 

Toutefois, pendant la Première Guerre mondiale, l’Espagne reste neutre. Dès le début du mois d’août, le souverain Alphonse XIII et son gouvernement en assurent la France, ce qui lève définitivement l’hypothèque d’un autre front à garnir de troupes. L’armée espagnole est surtout occupée au Maroc et n’a pas les moyens d’un autre engagement majeur, pas forcément utile au pays, d’ailleurs. La frontière pyrénéenne reste ainsi calme et dégarnie de troupes. Toutefois, neutralité ne veut finalement pas dire absence totale de participation à un conflit qui, à divers degrés, touche le monde entier. Si l’Espagne est le lieu de luttes d’influences entre les deux camps en présence, ce jeu politico-diplomatique dépasse le cadre de cet article. On rappellera plutôt que la guerre accélère des processus en cours, qui intéressent notre étude. Ainsi, le manque de main d’œuvre en France pendant la « der des ders » conduit à l’accélération des mouvements migratoires en cours. La frontière est donc franchie par de nombreux Espagnols qui viennent chercher du travail, notamment dans les usines produisant du matériel militaire.

De plus, le commerce franco-espagnol est favorisé par le conflit, la République allant jusqu’à acheter des révolvers au Pays Basque, notamment de la firme Star. Ainsi, des trains de marchandises franchissent la frontière dans les deux sens jusqu’à la fin des combats, généralement sans heurts, malgré quelques actes de sabotage. Il s’agit donc d’un espace dynamique pendant la Première Guerre mondiale et pas du tout figé. Toutefois, cette activité perd en intensité après 1918. Les besoins en armes et en travailleurs se font moins nombreux, l’attention de la France reste, en métropole, essentiellement tournée vers les Alpes et surtout le nord-est. On retombe plus ou moins dans le calme décrit précédemment. Les quelques unités militaires qui stationnent dans la région ne connaissent pas l’état de tension permanent des troupes de forteresse de la ligne Maginot en construction.

C) 1936 : Un « changement radical » (Francesc Nadal)

Un changement radical survient en 1936 avec le déclenchement de la guerre civile espagnole, ou « guerre d’Espagne ». Les militaires insurgés contre le Front Populaire espagnols partent du Maroc et portent la guerre en Espagne. Bientôt, des régions frontalières comme le Pays Basque connaissent des combats. Le conflit qui déchire une bonne partie de la péninsule ibérique fait craindre à nouveau le risque d’un embrasement et les autorités politiques et militaires françaises s’intéressent particulièrement à la région. Dès le premier mois de la guerre, en juillet 1936, le commandement français voit ainsi ressurgir le spectre de l’ouverture d’un troisième front, après ceux de l’est et du sud-est. On craint aussi la potentielle installation de troupes hostiles de puissances tierces comme l’Italie et l’Allemagne. Il est frappant de constater le changement brutal d’attitude. En quelques semaines, une frontière plutôt léthargique s’anime à nouveau et la possibilité d’y voir une importante concentration de troupes se fait jour dans l’esprit des décideurs.

Or, ils se rendent compte rapidement que le calme des décennies précédentes a conduit à un manque d’information important, empêchant toute manœuvre d’envergure.  Ainsi, les rapports et missions de renseignement se multiplient, la cartographie militaire est mise à jour de manière conséquente, car datant essentiellement du début du XXe siècle. L’important est de disposer de données à jour, indispensables pour pouvoir prévoir une mobilisation puis de potentielles actions défensives et même offensives. Rapidement, cette question purement militaire se double aussi d’aspects plus civils et, dirions-nous aujourd’hui, humanitaires. En effet, les combats conduisent au déplacement interne puis au départ en France de groupes de républicains, de plus en plus important au fil du temps.

II) La guerre d’Espagne et ses conséquences

La guerre d’Espagne marque donc une transformation brutale de la nature de la frontière entre les deux pays étudiés. Si elle n’a jamais été totalement morte et a fait l’objet des attentions décrites plus haut, elle n’est jamais restée que secondaire dans l’esprit des élites politiques et militaires républicaines. En quelques mois, voire quelques semaines, cet état d’esprit vole en éclat et cette limite devient un enjeu de taille où les considérations stratégiques se doublent de préoccupations plus civiles, puisque plus de 600.000 Espagnols vont la franchir en quelques années, ce qui n’avait pas été anticipé.

A) Des premiers franchissements vers la France (1936-1939)

Une première remarque doit ici être faite : si la Retirada, arrivée massive de réfugiés républicains espagnols en France, date de 1939, cela ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé avant. En effet, dès le début du conflit, la question des populations civiles se pose, qui conduit à une surveillance accrue de la frontière franco-espagnole de la part des autorités françaises. L’historienne Delphine Diaz rappelle ainsi justement que 150.000 Espagnols gagnent la France entre 1936 et 1939, ce qui est loin d’être négligeable. Tous ne le font pas par voie de terre, puisque certains quittent leur pays par bateau depuis les ports basques notamment, mais beaucoup transitent de cette façon entre les deux pays.

Les principales vagues de réfugiés coïncident avec les opérations militaires et les victoires des nationalistes : perte du pays basque en 1937, combats et occupation du Haut-Aragon en 1938.  Si le Front Populaire français renonce à aider officiellement la République espagnole, il faut quand même noter que sa gestion de ces premiers groupes de réfugiés est assez exemplaire. Malgré une opinion publique divisée et des oppositions de droite hostiles à l’arrivée de ces réfugiés en France, l’accueil se passe dans des conditions plutôt dignes et conformes aux traditions républicaines d’aide. Cela n’est pas uniquement dû à la couleur politique de la coalition au pouvoir. En effet, le fait que la République espagnole existe encore permet que celle-ci aide au départ de ses ressortissants. Ainsi, des comités et associations espagnoles prennent-elles en partie en charge le départ en France, en lien avec ce pays, notamment de groupes d’enfants.

Dans ces premières années, la frontière franco-espagnole n’est donc pas fermée aux réfugiés et son franchissement se passe de manière plutôt correcte, même s’il faut garder à l’esprit que nous parlons de départ dans des conditions de guerre. La situation matérielle des réfugiés demeure donc, dans la plupart des cas, précaire. Toutefois, dès le mois d’avril 1938 les conditions d’entrée en France se durcissent. La parenthèse du Front Populaire est passée, et les premières vagues font craindre un appel d’air et l’arrivée d’autres Espagnols. Les mesures d’intimidation et la surveillance des étrangers s’accroissent, mais, dans le même temps, rien n’est fait pour organiser une arrivée plus grande de réfugiés. Pourtant, quelque soient les réticences, celle-ci se profile depuis des mois, puisque la République espagnole est en grande difficulté dès l’année 1938 et ne paraît plus pouvoir gagner la guerre.

B) La Retirada : une arrivée massive de réfugiés

Il est difficile de trancher entre l’aveuglement des autorités françaises et leur manque de volonté. Il s’agit sûrement d’un mélange des deux. Le résultat est le même : un chaos émaillé de violences. À partir de janvier 1939, les candidats à l’exil se font plus nombreux, notamment avec la perte de la Catalogne puis la désagrégation de la République jusqu’en avril. La fuite prend des allures d’exode, connu sous le nom de Retirada en castillan et en catalan. Cette fois, il ne s’agit plus seulement de civils, mais aussi d’unités entières de républicains, avec leurs armes et bagages. On parle de 500.000 personnes en quelques mois seulement, qui doivent passer par des cols encore enneigés, sous le feu des avions ennemis et sans vraie coordination côté français.

En effet, le gouvernement d’Édouard Daladier doit composer avec une opinion hostile et des sensibilités différentes. Le pays est partagé entre l’accueil que prône la République et la tradition française en ce sens, et des réalités matérielles : il s’agit de groupes très importants. De plus, et surtout, on craint les hommes en armes et qu’ils ne soient infiltrés par les anarchistes et les communistes. En effet, le nombre aurait pu être anticipé, mais, on l’a dit, cela n’a pas été le cas Cela explique les lenteurs administratives, qui se révèlent cruelles : la frontière est d’abord ouverte aux civils seuls (28 janvier), puis aux militaires (5 février). Dans l’intervalle, les groupes massés en bordure du territoire français ont été mitraillés et bombardés sans vergogne par le camp nationaliste. De plus, le franchissement, une fois autorisé, se déroule dans un vrai dénuement. Les photos de l’époque, dont un aperçu peut se voir ici, en témoignent de manière saisissante, même s’il est un peu tempéré par des aides locales et le bon encadrement des troupes républicaines par leurs officiers. La submersion tant redoutée par des éléments révolutionnaires n’a en effet pas lieu. C’est d’ailleurs logique, car la frontière est alors surveillée par diverses unités, dont les gendarmes et les troupes coloniales, qui fichent les hommes et les désarment systématiquement.

C) La gestion des républicains espagnols

Cela n’empêche pas que la gestion de ce flot humain ait été très sévère. Les représentations jouent en effet un rôle au moins aussi important que les faits eux-mêmes. Ainsi, les peurs décrites plus haut expliquent un traitement différencié entre hommes et femmes. Si beaucoup des secondes sont rapidement utilisées comme main d’œuvre, notamment pour faire des uniformes pour l’armée après la déclaration de guerre, les hommes sont vus comme plus dangereux. Ils sont pour l’essentiel internés dans de vrais camps de concentration, l’expression ayant été utilisée par les autorités françaises elles-mêmes dès l’époque. Ces lieux sont construits en toute hâte dans le sud et le sud-ouest du pays, souvent par les réfugiés eux-mêmes. Ils y sont conduits par des soldats qui assurent aussi la gestion de ces lieux d’internement. Les conditions de vie y sont très difficiles, dans des baraquements provisoires, parfois à même le sable des plages du Roussillon, comme à Argelès-sur-Mer. Globalement, ces réfugiés sont vus comme indésirables et si l’accueil a eu lieu, il s’est fait avec une très grande réticence de la part de la France.

La surveillance par les forces de l’ordre est tatillonne et vexatoire et l’accueil de la population locale, mitigé. Dans plusieurs cas, les réfugiés espagnols viennent même faire « concurrence » à d’autres déplacés cette fois français : les Alsaciens et Mosellans qu’on a repliés dans l’intérieur face à la menace d’une invasion. Cela doit appeler la remarque suivante : la guerre se voit aussi loin du front, avec ces mouvements forcés de populations. Si, avec le temps, la situation de beaucoup d’exilés s’améliore et qu’ils s’insèrent dans la société française, avec des parcours plus d’une fois étonnants (enrôlement dans les forces françaises libres, passage par les colonies)… Ce ne fut pas le cas de tous. Une grande partie, dégoûtée par cet accueil assez indigne franchit à nouveau la frontière et rentre en Espagne, malgré le franquisme : plus de 100.000 personnes dès février 1939 ! C’était d’ailleurs le souhait du gouvernement français : qu’elles ne restent pas. Il demeure quand même 173.000 réfugiés dans les camps évoqués en juin de la même année.

III) La crainte de l’ouverture d’un autre front

Dans le sillage de la guerre civile espagnole, renaît la crainte de voir un second, voire troisième front s’ouvrir. La France craint particulièrement que les troupes de l’Axe ne s’installent en Espagne, ou que ce pays attaque lui-même. Cela explique l’envoi exceptionnel d’un Philippe Pétain à Madrid ou la création d’unités nouvelles. D’ailleurs, ces peurs ne sont pas infondées et, nous le verrons, le fait qu’il n’y ait pas eu de combats tient surtout à la désorganisation de l’Espagne. Dans d’autres circonstances, Franco, par ailleurs désireux de participer à la curée, aurait pu agir différemment.

A) L’ambassade de Pétain

Ainsi, le dénouement final n’était pas connu à l’époque et il faut se garder d’une certaine téléologie. Au début de l’année 1939, alors que la victoire franquiste se dessine, le gouvernement français est bien obligé de penser à la suite en termes diplomatiques. L’idée d’envoyer une personnalité d’envergure comme ambassadeur est mûrement réfléchie : elle permettrait, par son prestige, de retenir le futur vainqueur et de faire oublier que la France a plutôt, jusque-là, préféré le camp républicain espagnol. La personne retenue est le maréchal Pétain, ce qui peut étonner. Pourtant, le vainqueur de Verdun est aussi celui de la guerre du Rif, et Franco et lui s’apprécient. Vieux militaire, le maréchal ne passe pas pour un révolutionnaire, plutôt pour un sympathisant. Lui-même apprécie l’idée d’être utile et de redresser personnellement une situation qui paraît difficile.

En fait, quand il arrive en Espagne en mars, le terrain est déjà miné. Des accords secrets négociés avant son arrivée font d’énormes concessions à Franco, notamment au sujet de l’or de la banque d’Espagne, envoyé par la République en France. Craignant pour la frontière, le gouvernement français a beaucoup cédé, sans rien obtenir en échange. Excédé par ces tractations, Pétain va pourtant abonder dans le même sens pendant ses quatorze mois d’ambassade. Il en fait une affaire personnelle : court-circuiter les autorités, s’entendre directement avec les Espagnols pour les maintenir hors de la guerre à venir. Si c’est bien ce qui se produit, Madrid se déclarant neutre en septembre, c’est moins du fait de son action que de la situation : l’Espagne est ruinée par trois ans de guerre. Par la suite, l’ambassadeur obtient bien quelques succès (reprise du commerce, des liaisons ferroviaires entre les deux pays). Là encore, ils sont surtout dus aux circonstances : Franco a besoin d’un peu d’air et que les circuits économiques repartent avec ses voisins.

Pourtant, les choses semblent différentes à la fin du printemps : quand la France est aux abois en mai et en juin, il propose à Hitler de participer à la curée et d’entrer en guerre. Les troupes espagnoles se rapprochent alors d’une autre frontière ; celle entre le Maroc français et sa partie espagnole, signe que les Pyrénées ne sont pas la priorité. En fait, le dictateur allemand refuse. Il ne veut pas céder aux conditions économiques exorbitantes que lui propose son collègue et n’a en fait aucun intérêt à voir quelqu’un d’autre participer au partage des dépouilles. Par la suite, notamment en octobre puis en 1942, la situation aura trop changé pour que Franco ne se mouille plus avant. Finalement, le passage de Pétain à Madrid n’aura pas été très utile : l’Espagne a failli entrer en guerre, mais en menaçant plus le Rif que Perpignan ou Bayonne.

B) Chasseurs pyrénéens et défense de la zone

Malgré cela, la nécessité de mieux protéger la frontière franco-espagnole est une certitude côté français. Elle renaît dès avant le début de la Seconde Guerre mondiale, en janvier-février 1939. Elle est liée à la situation décrite plus haut, celle d’une guerre civile qui voit arriver des centaines de milliers de réfugiés en France et dont la gestion est avant tout sécuritaire. Or, les forces de l’ordre habituelles sont à cette occasion débordées : gendarmes et autres policiers, réservistes de l’armée n’ont pas été formés à la gestion de telles masses humaines, dont toutes sont loin d’être en armes, d’ailleurs. L’armée française a conscience de cela et dès février 1939 pense à la création de bataillons spécialisés. Toutefois, la fin de la guerre d’Espagne en avril remet provisoirement en cause cette idée, avant que la crainte d’une invasion ne ressurgisse et que le second conflit mondial n’éclate à la fin de l’été. Les plans de mobilisation prévoient alors explicitement la création de troupes dédiées à la protection de la très montagneuse frontière : les chasseurs pyrénéens. Si des troupes de montagne ont déjà existé durant les guerres franco-espagnoles précédentes, il faut rappeler qu’elles n’ont pas donné lieu à la création d’unités pérennes, sur le modèle des chasseurs alpins apparus à partir des années 1880. Cela est lié à ce qui a été dit en première partie : rien ne le justifiait.

Cette fois, dix bataillons sont prévus. Avec un recrutement par vallée, comme en Suisse ou chez les Alpini italiens, ils sont formés de réservistes dont l’encadrement est assuré par des soldats de l’armée d’active, c’est-à-dire déjà sous les armes en temps de paix. Leur effectif est d’un millier d’hommes chacun, avec une tenue spécifique et un matériel en partie adapté à la montagne (mulets de bâts). Mobilisés à partir du premier septembre 1939, ils sont formés et organisés sur place et s’intègrent dans un dispositif plus général concernant la zone, qui va d’est en ouest, de Perpignan à Bayonne. Leur mission principale est de protéger la frontière en cas d’invasion, mais certains sont aussi occupés à garder les camps de réfugiés républicains. Ce côté sécuritaire reste donc présent, même après le début des combats.

C) Une menace qui semble s’éloigner

Si la peur d’un second front ne disparaît jamais tout à fait, les dirigeants français ont quand même compris que la menace principale ne viendrait pas de l’Espagne. Au fil des mois, le dispositif militaire en place et qui a été décrit plus haut est donc progressivement allégé. Dès novembre 1939, les tout récents chasseurs pyrénéens gagnent peu à peu l’est et le nord, voire le sud-est. Ainsi, les dernières troupes pyrénéennes gagnent la frontière franco-italienne en mars 1940 et, cas intéressant, s’inspirent sur place de l’organisation de leurs homologues alpins. Ces unités vont participer, non sans valeur aux combats du printemps 1940 contre les Allemands et les Italiens. Détruits dans la tourmente générale, elles ne sont pas recréées par la suite. Leur sort s’est confondu avec celui des autres et elles n’ont pas vécu assez longtemps pour générer des traditions et engranger des faits d’armes qui auraient pu conduire à une volonté de recréation ultérieure. Leur mission principale n’a finalement pas été celle pour laquelle ces chasseurs avaient été conçus, puisqu’il n’y a pas eu d’invasion espagnole en 1939 ou en 1940.

On peut d’ailleurs se poser la question suivante : pourquoi cette menace paraît-elle moins grande au fil des mois ? On a vu que les manœuvres de Pétain avaient été assez contre-productives. Finalement, ce sont moins les efforts diplomatiques français que l’état de grande faiblesse et les revendications trop importantes de Franco qui ont conduit à ce que cette frontière demeure calme au début de la Seconde Guerre mondiale. Cet état de fait change, d’ailleurs, après la chute de la IIIe République. Les Allemands sont présents sur la côte atlantique et multiplient les contacts avec le dictateur espagnol dans l’espoir, cette fois, de le faire entrer en guerre et de s’emparer de Gibraltar. Une entrevue avec Hitler a même lieu à Hendaye en octobre, ville frontière bien connue, sans succès. Par la suite, le massif pyrénéen est traversé par des Français fuyant l’occupation et rejoignant pour partie la France libre à Londres via Madrid ou Lisbonne.

Conclusion

Finalement, la frontière étudiée n’aura pas connu de combats majeurs pendant la période étudiée. Elle n’a pas été franchie par une armée espagnole envahissant la France ou l’inverse, malgré des tensions frontalières (contrebande, accrochages contre des groupes carlistes à la fin du XIXe siècle). Globalement calme, parfois vue comme endormie, elle a pourtant connu des épisodes d’une intense activité, avec de grandes violences, comme l’internement des réfugiés républicains qui la franchissent en 1939. Objet de toutes les attentions de manière épisodique, elle constitue un cas d’étude intéressant car elle a été un lieu de vraies préoccupations qui ont donné des actions concrètes, avec notamment la création d’unités au recrutement local. Si nous nous sommes arrêtés en 1940, il faut aussi rappeler qu’elle devient l’objet d’autres enjeux au moment de l’occupation de la zone libre (1942) et de la Libération du territoire (1944-45). Par la suite, le régime franquiste durant, elle prend une autre dimension : le sort des Républicains espagnols restés en France continue de poser question et elle est vue comme la possibilité d’isoler le régime de Madrid (1945-46), avant que la situation se normalise. L’histoire continue.

Bibliographie indicative 

La bibliographie est très nombreuse et dispersée. Quelques références pour aller plus loin.

Sur l’Espagne en 14-18 :

DELAUNAY Jean-Marc, « L’Espagne devant la guerre mondiale, 1914-1919. Une neutralité – profitable ? », Relations internationales, 2014/4 (n° 160), p. 53-69. DOI : 10.3917/ri.160.0053. URL : https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2014-4-page-53.htm

Sur les aspects militaires de la frontière :

MARQUES Stéphane, « Le contrôle de la frontière pyrénéenne pendant la Seconde Guerre mondiale. Des enjeux de souveraineté et de sécurité pour la France », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2014/1 (N° 39), p. 129-140. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2014-1-page-129.htm

NADAL Francesc, « La cartographie militaire des Pyrénées françaises et la guerre civile espagnol », Sud-Ouest européen, 2011, n°31, URL: http://journals.openedition.org/soe/966  

Concernant les chasseurs pyrénéens :

Capitaine BONAL, « Les Chasseurs Pyrénéens », Armée de Terre, en ligne : https://archives.defense.gouv.fr/terre/histoire-et-patrimoine/histoire/histoire-des-unites/les-chasseurs-pyreneens.html , page consultée le 21 janvier 2024.

Sur l’ambassade de Pétain :

VERGEZ-CHAIGNON Bénédicte, Pétain, Paris, Perrin, « Tempus », 2018, p. 359-374.

À propos des réfugiés espagnols en France :

DIAZ Delphine, En exil. Les réfugiés en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2021, p. 234-248.

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