Chroniques de l’historien au travail n°3 : le rapport aux livres et à la littérature scientifique

Après avoir parlé des colloques et des archives, j’aimerais poursuivre ces chroniques consacrées au métier d’historien. Destinées à la fois aux étudiants pour leur donner quelques pistes, et au grand public pour démystifier ce travail, elles reviendront de manière thématique sur tel ou tel point. Cette fois-ci je progresserai en parlant des livres. Le sujet peut paraître peu pertinent, tant l’image de « rat de bibliothèque » colle à la peau des universitaires : tout paraît couler de source. En fait, on s’interroge peu sur leur relation de travail aux livres. Or, il ne suffit pas de prendre des ouvrages au hasard et de recopier ce qu’il y a dedans pour « fabriquer » de l’histoire. Certaines méthodes, bonnes pratiques, existent, apprises dès les premières semaines en licence. A contrario, bien des pièges attendent l’apprenant comme le chercheur.

S’inscrire dans une continuité

Le premier point qu’il me paraît important d’aborder est l’existence même des livres d’histoire, que je prendrai soin de définir précisément une autre fois, tant les contrefaçons existent. Contentons-nous pour le moment de dire très sobrement que nous parlons de productions faites par des personnes ayant au moins un doctorat en histoire et reconnues par leurs pairs. Or, il y en a énormément. Depuis que la discipline s’est structurée scientifiquement au cours du XIXe siècle, on a beaucoup écrit, sur tous les sujets possibles et imaginables. Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, aucun sujet historique n’est totalement vierge d’investigations. S’il y a évidemment plus de livres sur Napoléon et la Seconde Guerre mondiale qu’au sujet de l’histoire économique du Brabant au XIIIe siècle, cela ne signifie pas que rien n’ait été écrit sur cette époque et selon cet angle. Au-delà des livres qui atteignent les rayons de nos grandes enseignes et qui peuvent intéresser un lectorat élargi, il existe en effet une foule d’ouvrages savants : thèses remaniées et publiées, commandes érudites à un historien par une institution, actes de colloque, mélanges offerts à un grand nom de la profession partant à la retraite, etc. Certains semblent « classiques » et évoquent un personnage, une institution, une guerre. D’autres peuvent aborder des sujets très pointus : le lien entre l’histoire et autres disciplines, l’étude d’un groupe restreint (de députés, d’industriels…) ou d’un courant de pensée très minoritaire. À côté, gravitent des milliers d’articles plus ou moins longs, parus dans des revues scientifiques et eux aussi très variés.

Ainsi, lorsqu’il a déterminé une recherche, et quelle que soit son ampleur, l’historien ne peut pas ne pas passer par une phase de découverte et d’assimilation de ce qui a été écrit, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cela lui permet de prendre connaissance de ce qui a déjà été dit pour ne pas répéter l’existant ou pour le revoir selon un nouvel angle, à l’aide de nouvelles archives ou de nouveaux concepts pas utilisés à l’époque de l’écriture. Ensuite, même si l’essentiel du travail de l’historien est solitaire, il fait partie d’une communauté. Se rattacher aux travaux des autres, puis être à son tour cité est une manière d’y appartenir, par la reconnaissance de ses pairs du sérieux de son travail. De plus, la littérature déjà produite indique à son tour des références en note et bibliographie, de productions scientifiques comme de sources (archives). Ce travail d’identification déjà fait est justement présent pour aider les autres chercheurs et il serait dommage de s’en passer.

Cette étape, plus ou moins longue suivant le sujet et ce qui existe déjà, évite bien des erreurs et approximations. Elle n’a pas de fin précise car, plus on lit et plus on recherche et plus on trouve. Il n’est pas d’ailleurs pas rare de se voir indiquer telle référence qui nous a manqué quand un collègue relit un brouillon de notre recherche, nous croise dans un colloque ou ailleurs, de rajouter quelque chose la veille d’une communication… À chacun, avec le temps et l’expérience, de déterminer quand il a assez lu pour passer à l’écriture et de savoir comment se dépêtrer des découvertes tardives.

Détail de la façade de la Bibliothèque Universitaire de Louvain (Leuven), détruite pendant la Première Guerre mondiale et reconstruite à l’identique. Photo de l’auteur (24/07/2017)

Dialoguer avec la littérature existante

Par ailleurs, dialoguer avec la littérature existante permet de désamorcer bien des erreurs. Dans Douze leçons sur l’histoire, Antoine Prost livre ainsi cette affirmation terrible mais vraie : pour être historien, il faut déjà être historien. C’est-à-dire qu’on ne peut se lancer aveuglément dans la critique d’archives, sans connaître un minimum leur contexte de production. On imagine par exemple mal quelqu’un se précipiter sur l’étude des journaux et revues socialistes de la fin du XIXe siècle sans avoir rien lu sur la presse à cette époque, Jean Jaurès ou l’Internationale. Le risque est de faire d’immenses contresens, de projeter le présent du socialisme sur le passé, bien différent, de ne pas saisir les sous-entendus, etc. Fréquenter les livres donne des clés de compréhension des archives, en permettant de comprendre telle ou telle réaction d’un acteur, ses prises de position, les références qu’il fait, les erreurs qu’il commet et pourquoi.

Or, cette fréquentation devrait être large, variée, et dépasser son objet d’étude pour mieux y revenir. Ainsi, Napoléon fait des références constantes à l’Antiquité… Difficile de les décortiquer et de voir leur caractère politique si on ne connaît rien de ladite Antiquité. L’historien doit donc lire beaucoup, sur son champ de recherche comme sur le reste. D’abord pour maîtriser le contexte dont il parle, puis pour mieux le comprendre et l’analyser. Ensuite, sa critique des sources et le récit qu’il en tire s’insérera dans les travaux déjà existants et les complètera, et/ou les dépassera, contredira, ajoutant une nouvelle pierre à un édifice déjà vaste. Il y a là un côté infini, car chaque année voit des nouveaux livres être publiés, qui questionnent un savoir toujours fragile, en nuançant, précisant tel ou tel point, ou en le remettant carrément en question. La lecture doit donc accompagner une recherche du début à la fin, mais aussi après la fin. Heureusement, l’historien aime généralement lire !

Du bon usage des livres

Il n’en demeure pas moins qu’on peut facilement accumuler les erreurs avec les livres. La première serait de se reposer (presqu’)uniquement sur eux. Dans un travail original, il faut apporter quelque chose de nouveau, à moins de réaliser un ouvrage de synthèse, commandé par un éditeur pour une collection grand public ou de concours (CAPES, agrégation) par exemple. Là, bâtir un récit sans amener d’archives inédites ou revues différemment pour son propos, peut suffire. Dans le cas contraire, la littérature est un point de départ, une charpente, un garde-fou nécessaire, pas une fin en soi.

On prendra aussi garde à consulter également des ouvrages dont les auteurs divergent de ses propres conceptions, soient de bord politique, âge ou opinion religieuses différents, sans exhaustivité. Il paraît aussi bon de regarder des éditeurs variés, de lire des ouvrages récents comme anciens. Une des erreurs majeures en histoire est en effet de faire un mensonge par omission en ayant recours essentiellement voire uniquement aux publications validant des apriori ou déjà d’accord avec soi. Ne lire que des historiens du même âge, de la même nationalité, de la même confession ou non-confession que soi peut y conduire. Même si tous les historiens recherchent la neutralité, des biais existent.

En outre, certaines productions ont aussi beaucoup recours à des ouvrages datés, et dont les résultats ont été partiellement ou totalement invalidés. À l’inverse, de manière générationnelle, d’autres négligent ce qui a été fait avant, alors que plusieurs maîtres-livres vieillissent très bien et qu’il est toujours intéressant de voir ce qui a été rédigé précédemment,  pour constater l’évolution de la pensée, quitte à ne pas citer certains livres ou ne pas les suivre. En effet, il convient d’être bousculé par des collègues aux conclusions différentes, à la pensée autre, quitte à les contredire avec son propre argumentaire, qu’on aura bâti et qu’on défendra dans les règles de l’art. L’histoire, comme toute science, n’est pas fixiste, mais en mouvement.

Je terminerai en ajoutant que certains auteurs francophones négligent les productions en langue étrangère, car souvent peu traduits, alors que le point de vue de collègues d’autres pays est important. Ils mobilisent d’autres archives sur les sujets que l’on traite, ont un arrière-plan socio-culturel différent malgré quelques règles invariables de la discipline et apportent un autre angle de vue, souvent utile. Ainsi, si l’on veut comprendre, à tout hasard, la défaite du Premier Empire face au Royaume-Uni, il semble pertinent de lire des productions britanniques sur la question comme Beating Napoleon: How Britain Faced Down Her Greatest Challenge, de David Andress (Université de Porsmouth), pas toujours cité. La maîtrise de l’anglais et d’une autre langue (ou plus) paraît à cet égard essentiel à l’étudiant en histoire. À vos livres !

Pour aller plus loin :

– PROST Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, coll. « Points », 330 p.

Laisser un commentaire