Un serpent de mer
La question du port d’une tenue unique à l’école française, régulièrement discutée depuis le début du siècle, revient depuis quelques années avec force dans le débat public, preuve que le milieu scolaire est loin d’être le sanctuaire qu’on décrit trop souvent. En effet, les termes de cette polémique et les vertus ou défauts que l’on prête à l’uniforme dépassent de loin le strict cadre éducatif, débordant en fait sur des questions de société plus larges : rapport à l’autorité, égalité sociale, laïcité, etc. Ainsi, il s’agit d’une question qui est à la fois intéressante et complexe, même si beaucoup de prises de position actuelles tendent à la simplifier et à l’essentialiser. Véritable panacée pour les uns (pans entiers de la droite), repoussoir pour les autres (une partie de la gauche), elle va jusqu’à investir les débats parlementaires, comme le prouve la récente proposition de loi n°424, visant à rendre obligatoire le port de l’uniforme à l’école[1]. Cette dernière précède de récents propos présidentiels[2] qui semblent déboucher sur des actions rapides à venir dans l’Éducation Nationale[3].
Avançons quelques éléments pour essayer de clarifier les choses. Tout d’abord, pourquoi cet intérêt ? Le mot en question doit être d’entrée de jeu questionné. Son sens même est transparent. Il permettrait de faire identiques, uniformes, les tenues des élèves et constituerait ainsi un élément de cohésion capable de gommer les différences de richesse. Se vêtir d’une tenue unique ôterait en effet des signes extérieurs d’aisance, comme la possession de vêtements de certaines marques. Cela empêcherait la constitution de petits groupes excluant les autres, en se servant de tel habit comme signe de reconnaissance et/ou d’appartenance. L’uniforme permettrait aussi d’éviter le port de certains signes religieux ostensibles, de manière à lutter contre les atteintes jugées grandissantes à la laïcité.
Vous aurez noté l’usage du conditionnel, car il serait nécessaire d’analyser en long, en large et en travers les vertus comme les défauts supposés de cette tenue, que d’autres voient comme attentatoire aux libertés, en ce qu’elle « enrégimenterait » une classe d’âge. Supposons quand même que les avantages sont substantiels. Si c’est le cas, sur le papier, l’idée ne manque pas d’intérêt. Resterait la question du coût, mais le projet de loi cité semble prévoir dans son article 2 que cet uniforme soit payé par l’État et non pas par les familles : « La charge pour l’État est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services ». C’est une des conditions essentielles à la viabilité d’un tel projet, s’il était réellement appliqué. En effet, il ne paraît pas possible d’en faire porter le financement par les familles, les plus modestes ayant déjà des difficultés à vêtir et nourrir leur progéniture.
Éléments historiques pour un débat
De plus, d’un autre côté, il convient de prendre en compte le poids de l’histoire et des traditions françaises. À l’heure où certains parlent de « revenir à l’uniforme », il faut pourtant préciser la fausseté de ce verbe, qui reviendrait à dire qu’il serait nécessaire de retourner à une situation antérieure, qui n’a pourtant jamais existé. Si l’uniforme est très ancien chez les forces de l’ordre au sens large ou dans certaines écoles de l’enseignement supérieur, comme celles des Arts et Métiers, il n’a jamais été la norme ni obligatoire dans l’enseignement primaire et secondaire français. Les uniformes des lycées napoléoniens existaient, mais ne doivent pas abuser. Il s’agissait d’établissements réservés à l’époque à une étroite élite masculine et gérés de manière très militaire. Ils n’ont pas constitué une façon de faire globale, leur norme n’a jamais été copiée partout et ils ne doivent pas être montés en épingle.
De plus, si d’autres exemples ont eu lieu, ils relevaient d’établissements (publics ou privés) « cotés », qui avaient une culture propre assez forte, généralement des pensionnats. Les tenues spécifiques servaient à renforcer la cohésion, mais aussi se distinguer des autres. Rien de général ni d’égalitaire, ces uniformes n’étant finalement pas uniformes, car changeant d’un lieu à l’autre. Ce qui est d’ailleurs cohérent avec leur logique de distinction. Or, le projet de loi évoqué semble tendre vers cette solution : Le règlement intérieur de l’établissement scolaire détermine le modèle et les éléments composant l’uniforme de l’établissement, selon des modalités déterminées par décret[4]. Cela reviendrait à faire autant d’uniformes que d’établissements, selon des variantes plus ou moins proches mais qui restent à définir. Plus récemment, nous attendons à ce sujet les précisions de la rue de Grenelle pour l’expérimentation évoquée. En l’état, si chaque établissement faisait ce qu’il voulait, il n’y aurait que peu d’égalité républicaine et d’uniformité au-delà de chaque école.
D’autres maux à venir ?
Le paradoxe est que cela paraît plus conforme aux libertés françaises. L’idée d’une tenue scolaire exactement identique qui s’appliquerait à tout le territoire, outre-mer compris, ne semble pas vraiment coïncider avec les façons de faire de la France. Toutefois, à moins que les choses ne soient précisées, il est donc possible qu’une hiérarchie des uniformes se crée s’ils sont différents et que, rapidement, les élèves de tel établissement dit « difficile » soient encore plus facilement reconnus que maintenant et pointés du doigt, exclus. De plus, inventifs, les jeunes eux-mêmes trouveront rapidement des parades aux uniformes, en les agrémentant de badges, patchs et autres insignes difficiles à contrôler. Terminons en interrogeant l’acceptation d’une telle mesure : la société française est-elle prête à cela ? Beaucoup de familles, d’élèves et de professeurs auront sans doute des remarques légitimes sur un tel projet qui touche au quotidien des établissements. Les enseignants ne devraient-ils d’ailleurs pas, si l’on allait jusqu’au bout de la logique, être dotés d’uniformes eux aussi ? Ils risqueraient, sinon, de détonner.
Dans l’état actuel des choses, il paraît donc difficile d’imposer le port d’une tenue unique à l’école. Elle n’est pas profondément inscrite dans l’histoire ni la tradition scolaire française et relève plutôt de certaines catégories professionnelles du monde des adultes. Si cette idée ne manque pas en soi d’intérêt, elle devrait être réellement débattue et, pour voir le jour, être suffisamment précisée pour qu’elle garantisse une réelle égalité républicaine… Sous peine de produire un effet inverse et de catégoriser encore plus les gens. En outre, son acceptation et sa mise en pratique nécessiteraient beaucoup de temps et de pédagogie ce qui, à une époque où l’on veut aller très (trop ?) vite, et où le débat est rapidement hystérisé, paraît hors de portée. Enfin, les moyens de d’assurer que le port des tenues prévues soit réellement appliqué devraient être prévus, sans cela, cette réforme serait inutile. À l’heure où l’éducation souffre d’autres problèmes plus urgents, dont le financement n’est pas des moindres, il paraît aussi bien franco-français qu’on ressorte cette arlésienne, qui masque les vrais problèmes (bâti ancien mal entretenu, manque d’enseignants, classes surchargées, salaires bas…).
Références indicatives
- CLAVE Yannick, « La création des lycées et des proviseurs par Napoléon Bonaparte », Fondation Napoléon, consulté le 16 décembre 2022, https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/la-creation-des-lycees-et-des-proviseurs-par-napoleon-bonaparte/
- LUC Jean-Noël (dir.), Histoire de l’enseignement en France. XIXe-XXIe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « Mnemosya », 2020, 416 p.
- « PROPOSITION DE LOI visant à rendre obligatoire le port de l’uniforme à l’école », Assemblée Nationale, consulté le 16 décembre 2022, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0424_proposition-loi
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0424_proposition-loi
[2] https://www.francetvinfo.fr/france/rentree/uniforme-a-l-ecole-emmanuel-macron-se-dit-favorable-a-des-experimentations-et-a-une-tenue-unique_6043973.html
[3] https://www.francetvinfo.fr/societe/education/education-gabriel-attal-annoncera-a-l-automne-les-modalites-d-experimentation-de-l-uniforme-a-l-ecole_6042512.html
[4] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0424_proposition-loi
